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Article écrit sur François-Joseph Talma par un copilote

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Voici un Article que je trouve très intéressant, écrit par l'un de nos copilotes, sur le comédien François Joseph Talma et parut dans le bulletin de la société historique d'Auteuil et de Passy, Tome XX-2010-N°155.

 

François-Joseph Talma

1763 - 1826

Le tragédien de Napoléon

 

Poix du Nord, gros bourg adossé à la forêt de Mormal, à quelques lieues de Cambrai. C’est là que commence l’histoire des Talma.

Au 17ème siècle déjà, dans de nombreux villages, aux confins du Hainaut-Cambrésis, de Marcoing à Le Quesnoy et à Valenciennes, croissaient et voisinaient des Talma, pour la plupart censiers, c’est-à-dire fermiers. Ceux-ci cultivaient les céréales, le houblon et le lin, cette fine toile inventée à Cambrai au 16ème siècle.

Il existe dans le village de Marcoing  situé à quelques lieues de Cambrai , un vieux château,  jadis érigé en fief et qui porte encore le nom de Talma. François-Joseph pensait que ce gothique manoir avait appartenu à sa famille et il  envisagea même de l’acheter.

François-Joseph Talma vient au monde le 15 janvier 1763 rue des Ménétriers à Paris, de Michel François Joseph Talma et d’Anne Mignolet, son épouse. Il est baptisé le même jour dans l’église Saint Nicolas des Champs.

Ces ancêtres étaient-ils « maures », qui, de Séville ou Grenade, arrivèrent, au temps de la domination espagnole, peupler les Pays-Bas ?

François-Joseph se montra toujours très attaché à son terroir. Le 26 décembre 1808, il écrivait aux sociétaires de la société dramatique de Valenciennes, à propos de l’inauguration du buste qu’ils avaient décidé de lui élever: « Toute ma famille réside depuis un temps immémorial dans ce département. Poix et ses environs sont presque entièrement peuplés de tous mes parents. Je regarde ce pays comme mon pays natal. Mon père y est né et j’y ai passé moi-même les premières années de mon enfance ».

Très tôt l’enfant fut placé chez une tante paternelle à Poix du Nord , au hameau de Wagnonville où s’écoula sa première enfance.

Lorsqu’il atteint sa 7ème année, ses parents, qui vivent à Paris le rappellent auprès d’eux. On le voit alors fréquenter l’école Vaperot dans l’impasse de la bouteille, rue Montorgueil où il fit la connaissance du jeune Joseph Mira qui deviendra le fameux Brunet, l’incomparable « Jocrisse » des Variétés.

Son père Michel Talma, après avoir servi 5 ans comme valet de chambre  un riche baron anglais, sir Olivier Clinton, devient son homme de confiance. Il s’élève alors de plusieurs barreaux sur l’échelle sociale. Son maître qui  l’a pris en intérêt lui fournit les moyens d’entreprendre les études nécessaires.

Il fait des études dentaires et ouvre rue Monconseil  à Paris un cabinet. Mais très vite, il quitte Paris avec son épouse pour s’installer à Londres. Toutefois il conservait le cabinet de la rue Monconseil laissé à la garde de son frère qui occupait le cabinet voisin dans le même immeuble, avec le secret espoir d’y installer plus tard son fils.

François-Joseph demeuré à Paris sous la tutelle d’un oncle, entre au Lycée Louis le Grand.

Au lycée, selon l’un de ses biographes, Régnault-Warin, il apportait une physionomie expressive, une âme sensible, un esprit réfléchi. Trois qualités qui formeront le fond de son caractère.

Situé au jardin du Roi, le pensionnat avait pour directeur Jean Verdier. Celui-ci possédait la double qualité d’avocat au parlement de Paris et de médecin, et portait en outre le titre de « Médecin ordinaire du Roi de Pologne ».

Le séjour qu’y fit Talma fut très bref.

A la suite d’un cours d’enseignement religieux, l’enfant fut saisi de « la fureur du prosélytisme ». Juché sur une table et criant « qu’il n’y a ni Dieu, ni diable », il prônait le « système de la nature » devant ses camarades ébahis. Certains d’entre eux rapportèrent à leurs parents ces faits, ece qui souleva chez ceux-ci une violente réaction. Monsieur Verdier préféra s’associer à l’indignation générale et marqua sa réprobation du scandale en chassant le jeune blasphémateur de son établissement.

Michel Talma, son père, ne le blâma pas. Il choisit un autre établissement situé Grande Rue à Chaillot, alors banlieue de Paris. Monsieur Lamaignière, directeur, homme d’un caractère doux, aimé de ses élèves, avait une passion pour l’art dramatique. On joua une tragédie, composée par un jésuite, le père Bardon « Sinoris, fils de Tamerlan » et parmi tant de jeunes élèves pris pour acteurs, le jeune Talma jouait le rôle d’un jeune prince, ami de Sinoris . L’émotion du jeune acteur fut telle, que secoué de sanglots, il ne put achever sa tirade et demeura inconsolable. Il fallut interrompre la représentation.

A Londres, où il s’était définitivement établi dentiste, le père de Talma projetait d’engager son fils dans cette carrière, c’était aussi le vœu le plus cher d’un de ses oncles installé à Paris, rue Monconseil, et qui lui  destinait, à son insu, sa maison et sa clientèle.

Appelé donc en Angleterre pour s’y exercer  dans le maniement du davier et l’examen des mâchoires,  le jeune  homme ne se révolta pas. Fût-ce l’agrément d’une nouvelle vie, l’imprévu des mœurs anglaises, l’étude méthodique d’une langue qu’il s’avait devoir lui révéler des chefs-d’œuvre ? Toujours est-il que François-Joseph s’accommoda parfaitement du régime auquel on prétendait le soumettre.

Le métier de dentiste n’occupait pas, du reste, tout son temps.  Aux leçons d’athéisme que lui donnait son père en lui faisant lecture de l’ouvrage d’un certain Dupuis sur « l’origine des Cultes », le jeune étudiant ajoutait des leçons que lui donnait la vie dans ses pérégrinations à travers la cité londonienne.

Jean Monnet, ancien directeur de l’Opéra Comique, avait vainement essayé d’établir un théâtre français à Hay-Market. Mais si John Bull, dans la Cité, exprimait de la manière la plus énergique qu’il ne voulait pas de comédiens de Paris, la noblesse de West-End se portait avec empressement aux représentations des petites comédies françaises .que quelque-uns de nos jeunes compatriotes jouaient dans des salons particuliers.

Talma se réunit à eux et montra dans des rôles qui lui furent confiés des dispositions si brillantes, que des personnages de la plus haute distinction, tel le Prince de Galles lui-même, l’engagèrent avec insistance à débuter à Drury-Lane.

La langue anglaise lui était assez familière pour qu’il pût tenter cette épreuve, et peu s’en est fallu que celui qui devait, en France, surpasser Lekain ne consolât  l’Angleterre de la mort de Garrick.

Mais, pour l’instant, Talma était encore bien loin de songer à devenir tragédien. En accord avec son père, il avait résolu de reprendre sa charge de chirurgien-dentiste du Roi.

Il quitta la Grande Bretagne pour Paris et ouvrit dans la rue Monconseil un cabinet où il exerça pendant dix- huit mois  la même profession que son père.

Lors de ce retour en France  il était porteur d’une lettre adressée à Molé, le fameux sociétaire de la Comédie-Française, par les londoniens désireux de lui voir créer à Londres une troupe française. Molé déclina l’aventureux projet, mais s’intéressa au jeune homme et lui conseilla de prendre des leçons de déclamation. Il vit aussi Mademoiselle Sainval cadette, qui combattit le projet qu’il avait déjà conçu de se faire comédien.

Molé lui avait parlé de l’éventuelle ouverture d’une école de déclamation qui eut lieu deux ans plus tard le 17 juin 1786, et dont Molé, Dugazon et Fleury avaient été nommés professeurs. Dugazon, le mardi, Molé le jeudi et Fleury le samedi. Le soir, ses obligations professionnelles achevées, il allait rue de la Harpe retrouver les futurs ténors du  barreau qui avaient été ses condisciples au collège Mazarin, Lépidor, Bonnet et surtout Bellart, le futur procureur du Roi.

C’est en forgeant qu’on devient forgeron…

Les conseils de ces habiles comédiens ne furent pas inutiles au jeune néophyte

Il existait alors de petites scènes où les élèves de l’École Royale se rendaient  volontiers essayer leurs forces. Fondé par un ancien peintre décorateur, rue de Nazareth au Marais, le théâtre Doyen était la meilleure et la plus réputée.. Talma s’y produit à diverses reprises. En jouant « Oreste «  ,d’Iphigénie en Tauride, il recueille ses premiers applaudissements parisiens.

Le 21 novembre 1787, il est « essayé » à la Comédie-Française. La noble régularité de ses traits, la grâce de son maintien, la chaleur de son débit séduisirent ses juges et le nouvel acteur (c’est ainsi qu’on annonçait alors tous les débutants) obtint, dans le rôle de « Séïde » « de Mahomet » de Voltaire, non pas un triomphe, mais un honorable succès. Le 27 du même mois, il joua le jeune « Bramine » dans la « Veuve de Malabar » de Demierre. Le 29, « Euphémion » dans « l’Enfant Prodigue «  et « Valère » dans » l’Ecole des Maris« , et le 30, « Nérestan «  dans « Zaïre« .  Il remplit aussi, pour ses premiers débuts, les rôles  de « Saint-Albin » » du Père de Famille « et de « Pilade » dans « Iphigénie en Tauride« .

Mouffle d’Angerville, le continuateur de Bachaumont  rend hommage à ses formes sculpturales :

« C’est le type même d’une statue antique ».

Quant au talent de l’acteur, le « Journal de Paris «  de l’époque l’apprécie en ces termes : Le jeune homme qui a paru ces jours-ci  sur la scène, annonce les plus heureuses dispositions. Il a d’ailleurs tous les avantages naturels qu’il est possible de désirer pour l’emploi des jeunes premiers : taille, figure, organe. Il n’imite aucun acteur et joue d’après son sentiment  et ses moyens. C’est avec justice que le public l’a  applaudi.

Mimique et gesticulation sont encore mal assurées. La voix naturellement un peu sourde et tendue ne doit s ’accomplir en prenant son éclat qu’à force de travail.

Néanmoins, le débutant a réussi. Victoire aussitôt consacrée  par son engagement dans la célèbre maison. Mais il ne se voit pas admis d’emblée aux  honneurs de sociétaire; seulement reçu en qualité de « pensionnaire », pour jouer les troisièmes rôles, c’est-à-dire les confidents du répertoire.

N’importe! N’est-ce point le pied à l’étrier ?… Garrick, le grand Garrick, a bien débuté dans une grange!

Pendant les deux années qui précédèrent la  grande catastrophe politique de 1789 qui devait changer la face de l’Europe, Talma, modeste pensionnaire de l’antique Comédie-Française ne se montra guère que dans l’obscur emploi des confidents. Mais les loisirs que lui imposait l’orgueil de l’aristocratie tragi-comique ne furent point perdus pour sa gloire. Il étudia l’histoire, et l’exemple du peintre David, qui régénérait l’école française, lui inspira le désir d’opérer enfin sur la scène cette  révolution du costume que les hommes éclairés appelaient de tous leurs vœux, et pour l’accomplissement de laquelle Lekain, Mademoiselle Clairon et Mademoiselle Saint-Huberti  n’avaient fait que de stériles efforts.

Ce fut au commencement de l’année 1789 , dans la tragédie  « Brutus » de Voltaire, où il jouait le rôle de « Proculus », que Talma parut pour la première fois avec une véritable toge romaine, avec toute la sévérité du costume antique. Le rôle n’a pas quinze vers, mais cette heureuse innovation fut applaudie par le public, au grand scandale des comédiens soumis au joug de la routine.

« Ah, mon Dieu! «  dit,  en le voyant dans les coulisses Mademoiselle Contat, il a l’air d’une statue. ! » Pour toute réponse, Talma déroule  un croquis de  David et le tend aux jolies railleuses.

Ce mot, qui avait  un sens moqueur dans la bouche de la jolie actrice, était le plus bel éloge de Talma.

L’apprenti Roscius met en pratique le conseil du poète, avant qu’il soit donné. Il aime à droite, il aime à gauche… A la ville, au théâtre, sa beauté mâle, sa magnifique prestance lui valu d’innombrables conquêtes.  Ses jolies camarades ne lui sont pas cruelles. Comtesses et marquises, de belles spectatrices lui font remettre  leurs billets doux.

Il aime à droite… il aime à gauche… Quelques jours ou quelques semaines, peut-être la

tendre Louise Desgarcins qui fut sociétaire avant Talma   et qui vient de débuter, elle aussi, à 19 ans,  six mois après  François-Joseph et qu’il a rencontrée au jardin de Roi, notre Muséum.

Elle joue, dans « Bajazet » le rôle d’ « Attalide « ; quelques jours plus tard, elle remporte, avec « Zaïre » un prodigieux succès. Elle ne fera pas une longue carrière, car minée par la phtisie, elle mourra dans la misère à 27 ans, et de laquelle notre tragédien eut une fille.

Il aime à droite…, il aime à gauche…Afin de recevoir, comme il convient, tant d’agréables personnes, il a quitté la rue Mauconseil, ce qui lui attire une semonce paternelle, s’est coûteusement installé dans un entresol de la rue Molière, la rue de Rotrou actuelle, à deux pas de son théâtre. Le Théâtre -Français est alors établi à l’Odéon.

C’est le temps qu’un goût plus sobre et plus sévère commence à triompher en ameublement. Les meubles Jacob détrônent Cressent et Leleu. Plus de bergères, de sofas, de  « marquises «  de « veilleuses », plus de canapés, de « fauteuils à « médaillons » à « cabriolet » « confessionnaux ».

Des sièges romains, grecs, étrusques, égyptiens, aux angles vifs, d’une rigide  et majestueuse symétrie.

Talma, l’un des premiers, veut sacrifier à la mode nouvelle. Lignereux et Lemarchand exécutent pour lui des meubles en bois précieux, d’après des dessins pompéiens

Pour l’habituel congé de Pâques, la Comédie-Française fait relâche le 28 mars 1789. Ses portes rouvrent le  20 avril avec « Athalie » et « La matinée à la mode », de Rochon de Chabannes.

L’usage veut qu’une harangue soit adressée au public. Dernier sociétaire admis,, à Talma de réciter le « compliment ». Marie-Joseph Chénier l’a composé,. Marie-Joseph, comme son frère André, ne chante pas la Grèce ni la Jeune Tarentine. En revanche, il  « politiquaille «  avec frénésie, met son improvisation au service des intérêts  de parti et propage des doctrines de combat.

Le noviciat de Talma était fini. Il était sociétaire depuis six mois lorsque Marie-Joseph Chénier présenta à la Comédie-Française sa tragédie  « Charles IX, « tirée  de l’effrayante nuit de la Saint-Barthélemy. L’auteur avait offert à l’acteur  Saint-Phal le rôle du fils de Catherine de Médicis, mais celui-ci préféra celui du Roi de Navarre, et Charles IX fut représenté par Talma. C’est de cette époque (4 novembre 1789) que date sa réputation de grand tragédien.

L’art avec lequel il exprima la faiblesse, l’hypocrisie, la cruauté dont l’affreux mélange composait le caractère de l’assassin  de Coligny, la scrupuleuse exactitude de son costume et son jeu muet surtout, produisirent une impression profonde.

Le succès de Charles IX fut prodigieux. Les trente-trois premières représentations de cette tragédie n’excitèrent pourtant aucun trouble.

Talma donna bientôt une nouvelle preuve de son extrême facilité à saisir la physionomie de ses personnages. Il joua le rôle de Jean-Jacques Rousseau dans le « Journaliste des ombres », petite pièce destinée à célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille.

Talma avait enfin rencontré la renommée et elle n’allait plus le quitter.

Mais la tragédie de Chénier n’avait pas été sans susciter chez les artistes de la Comédie-Française une grande rumeur.

Sans parler de l’envie provoquée par le succès de leur camarade, la plupart des comédiens, sous le nouveau titre de leur théâtre « Théâtre de la Nation », continuaient à demeurer attachés  aux institutions de l’ancien régime, à ses idées.

Progressivement la  Révolution avait gagné la Comédie-Française.

Le feu couvait sous la cendre et Messieurs les comédiens, pour ou contre Charles IX, mirent en jeu jusqu’aux hommes de  lettres. L’ouvrage de Chénier tournait au fait historique.

Bientôt Beaumarchais, dans une lettre au semainier, dit ses regrets de voir la Comédie-Française jouer cette pièce en un moment où le peuple a beaucoup moins besoin d’être excité que contenu.

Mais les événements se précipitent. Une députation d’évêques émus se rendit à Versailles et s’agenouillant devant le Roi, demanda l’interdiction de la pièce. Elle fut accordée. Aussitôt, les aristocrates de la Comédie-Française font disparaître Charles IX de l’affiche.

Colère dans le public, discussion chez les acteurs,  protestations de l’auteur qui va jusqu’à prétendre sa vie menacée par des « brigands ».

Mais Mirabeau, qui ne partageait pas l’indulgente sollicitude de ces évêques en faveur des bourreaux de la Saint-Barthélemy, dit à Talma :

« Je ferai demander  la pièce par mes provençaux et nous verrons » .. Mirabeau était député de Provence.

En effet, les  Provençaux auxquels se réunit le public de  Paris, indignés des obstacles apportés par les évêques à ce que la tragédie de Charles IX fût représentée, réclamèrent avec une extrême chaleur  que les représentations de cette pièce fussent continuées.

Le  lendemain, orchestre et parterre sont envahis par une foule bruyante et chauffée à blanc.  Quelques minutes d’attente fiévreuses et le rideau se lève… Il se lève sur le décor du « Réveil d’Epiménide » que doit suivre « Alzire « la tragédie péruvienne de Voltaire.

Mademoiselle Lange , Talma et Naudet sont en scène.

Mirabeau protesta publiquement, des députés rédigèrent une lettre, Danton fit encore entendre sa voix puissante, et il y eut, jusque sur la scène, une altercation violente entre Talma et un autre acteur, Naudet. Des soufflets furent échangés dans la coulisse et un duel au pistolet, qui ne tua ni blessa personne, vida la querelle le lendemain.

Nous arrivons à une époque importante  de la vie de Talma, époque de troubles, de querelles parmi les comédiens et dont le résultat fut  la désertion de Talma, Dugazon, Grand-Mesnil et Madame Vestris, qui quittèrent le théâtre du faubourg Saint-Germain pour entrer au théâtre de la rue de Richelieu où Monvel s’était engagé à son retour de Suède.

Les représentations de Charles IX étaient interrompues depuis plusieurs mois. Cette interdiction privait Talma du seul rôle dans lequel il pût développer les dons heureux qu’il avait reçus de la nature.

A cette époque, Talma fit la connaissance  de Julie Careau, née à Paris le 8 janvier 1856, née de père inconnu et de Marie-Catherine Careau ou Carotte pour être exact dite « Tristan« , paysanne, née à Bohain-en-Vermandois, petite ville proche de Saint-Quentin dans le département de l’Aisne et arrivée  jeune  et sans bagages à Paris et morte depuis 5 ans lorsque Talma rencontra sa fille chez Mademoiselle Contat, actrice présentée par Dugazon à Talma. Elle a 38 ans, Talma 27. Avec son physique de beau ténébreux, son maintien royal, une voix chaude et prenante, il fit sensation même au milieu de la plus brillante assemblée,  éclipsant Ségur, l’époux de Julie, ChanFleury , Narbonne, le Prince de Monaco, Condorcet, Rivarol. Les choses marchèrent rondement, bien que Louise Desgarcins soit toujours là. Le tragédien se décide à l’union que Julie lui propose.

Julie, épouse Ségur, est devenue aristocrate et pieuse. Talma est libre penseur, l’acteur a des amis républicains : David, Mirabeau, Danton, Desmoulins et un jeune lieutenant d’artillerie, Bonaparte même. Depuis Charles IX, le jeune tragédien est un peu le chef de l’ancienne « Escadre Rouge » à la Comédie-Française. L’autre moitié,  « Escadre Blanche »,  restée fidèle à la cour s’efforce de résister aux souffles nouveaux, mais le parterre est avec Talma. Ainsi lorsque le mariage est décidé, le curé de Saint-Sulpice refuse de publier les bans. Talma lui envoie un huissier

Pour expliquer l’incident, il faut en répéter la date : 1790. La Bastille a beau être renversée, les prescriptions de Jean de Gondi, archevêque de Paris, touchant la privation des sacrements et de  la sépulture chrétienne envers les comédiens sont toujours en vigueur. Les acteurs, sont du reste, encore privés de leurs droits civils et excommuniés, comme le bourreau. Le mariage civil  n’existe pas. On permet bien aux acteurs de se faire bénir aux autels, mais  en se déclarant musiciens. Talma, révolté, refuse et  adresse une lettre publique à l’Assemblée  Nationale.

Après avoir traîné plus d’un an, l’affaire fut cependant arrangée et le mariage célébré le 19 avril 1791.

Marié, riche, Talma prend pour devise parlante une lune et en exergue : « Je ne luis que le soir »…

Julie Careau était riche, distinguée, d’un esprit indépendant. Elle possédait 40.000 livres de rente  et rue Chantereine, aujourd’hui rue Notre- Dame -des -Victoires, un joli hôtel qu’elle céda plus tard au général Bonaparte.

Le couple s’installe rue Chantereine. Le logis est mis au goût du jour. L’allée qui donnait rue  Chantereine fut plantée d’arbres de haut  jet les uns disent de tilleuls,  les autres d’acacias.

Avant de s’unir avec Talma, Julie y tenait salon. Le salon de la belle Julie devint donc celui de Talma. Il y recevait ses amis, Vergniaud, Gensonné, Guadet, Souque,  Riouffe, Palissot, Chénier, Méhul, Ducis, dont le neveu épousera plus tard Euphrasine, la sœur de Talma.

Mais le climat était lourd de menaces extérieures et intérieures.

Le 22 juillet, les Prussiens avaient mis le siège devant Verdun. Les Girondins déclarèrent la patrie en danger et de partout affluaient les volontaires qui s’enrôlaient. Les Girondins avaient engagé les Fédérés à quitter Paris, des Marseillais furent les premiers à se précipiter, rythmant leur marche sur le tout nouveau chant de guerre, que le compositeur Rouget de Lisle avait fait entendre pour la première fois à la mairie de Strasbourg, le 26 avril 1792.

Brunswick, commandant en chef des armées ennemies, par un manifeste maladroit, mit le feu aux poudres .Le texte du 25 juillet 1792 menaçait la destruction totale de la capitale si la famille royale subissait la moindre menace. Les girondins tentèrent en vain de calmer l’élan populaire, mais la colère s’était emparée des Parisiens et rien ne pouvait plus les arrêter.

Le 10 août au matin, les fédérés de Brest se joignirent aux Marseillais ainsi qu’aux ouvriers des faubourgs de Paris. Ce fut l’assaut des Tuileries, quelques Suisses tentèrent bien de résister, mais Louis XVI, de peur d’un bain de sang, donna l’ordre à midi de déposer les armes.

Ainsi tomba la Monarchie. Cette journée du 10 août 1792, qui vit la destitution du Roi et l’incarcération  au Temple de toute la famille royale, sonna le glas des espérances monarchiques.

Que pouvaient devenir les théâtres dans une telle tourmente ? On les avait fermés et tous les acteurs comprenaient la nécessité de  participer à la vie de la nation.

Le Théâtre-Français de la rue de Richelieu décida de changer de nom et devint,  de septembre à novembre 1792, le théâtre de la Liberté et de l’égalité.

Quant au Théâtre de la Nation, il avait aussitôt réagi à la journée du 10 août et retiré du répertoire toutes les pièces où l’on pouvait déceler quelque allusion  au nouveau régime.

Les recettes des théâtres étaient très faibles, car la chute de la Monarchie amena au théâtre de la Nation un public ne l’ayant jamais fréquenté et s’y établissant en conquérant.

Le 20 septembre, le théâtre de la Nation rouvrit ses portes et le 27, le théâtre de la République, nouveau nom du théâtre  de la  Liberté et de l’Égalité rouvrit.

Ces deux théâtres allaient se faire une guerre sans  merci dans Paris.

Notre tragédien précédemment fréquente Barnave et Mirabeau qui s’étaient intéressés à lui dans la question de Charles IX. C’est au milieu d’eux, disait-il à Audibert, que «  j’ai  puisé une lumière nouvelle, que j’ai entrevu la régénération de mon art ». Il travaillait à monter sur la scène, non plus comme un mannequin monté sur des échasses, mais en un Romain réel, un César homme  s’entretenant de sa ville avec le naturel qu’on met à parler de ses propres affaires. Il reçut même Dumouriez, le vainqueur de Valmy, alors tout puissant et que déjà Marat poursuivait de ses accusations, dont le bien-fondé fut finalement pleinement justifié plus tard.

C’est chez les époux Talma ,rue Chantereine, qu’eut lieu cette scène singulière, racontée par les historiens de la Révolution. Marat qui savait y trouver Dumouriez, paraît  tout à coup sur le seuil, en carmagnole, coiffé de son fameux mouchoir rouge, escorté de deux acolytes. Il s’attaque au général, qui le regarde à peine et l’écrase d’un haussement d’épaules méprisant. Marat le suit imperturbablement à travers les invités et Dugazon, avec une extravagance et une audace sans pareilles, suit à son tour Marat en jetant des parfums sur une pelle rougie au fer, afin de purifier l’air que ce monstre infectait par sa présence. Marat accusait les généraux d’avoir formé un complot contre la République avec la « clique de la Gironde ».

Le lendemain Dumouriez repartait en Belgique et l’on criait dans les rues :

«  Détails de la fête donnée au traître Dumouriez par les aristocrates chez l’acteur Talma, avec le nom des conspirateurs qui s’étaient proposé d’assassiner l’Ami du Peuple! »

Le 30 octobre, Talma est traduit devant le Tribunal Révolutionnaire comme complice de Dumouriez. C’était risquer gros, mais il était populaire. Il  avait rallié les artistes de la Révolution, et, surtout, on avait besoin de son talent. Aussi , il échappa à l’échafaud et l’orage se détourna de lui.

Le lendemain 31 octobre, la Gironde toute entière est détruite. Ceux qui ne sont point saisis ou guillotinés à Paris vont périr misérablement dans leur fuite.

« Le ressort du gouvernement populaire, dans la paix, est dans la vertu, a dit Robespierre. En révolution, il est à la fois dans la vertu et la terreur ».

A la voix du sombre illuminé, la première terreur s’est déchaînée.

La tête de  Louis XVI est déjà tombée. Celles  d’Houchard et de Custine, de Vergniaud et de Brissot, de Barnave et de Bailly, de Camille Desmoulins, de Madame Roland, en attendant celle de Marie-Antoinette et de Madame Elisabeth qui vont les suivre bientôt.

Place de la Révolution, les patriotes s’en viennent voir, au pied du « grand autel », célébrer la « messe rouge ».

Heureux d’assouvir ses rancunes d’acteur sifflé, Collot d’Herbois promet « La tête de la  Comédie-Française sera guillotiné, le reste déporté ».

Le sort de Talma fut à peu près semblable et sa réputation de révolutionnaire ne repose guère sur de plus sérieux fondements. Nous l’avons vu embrasser avec ardeur les principes nouveaux, s’inscrire à la société des amis de la Constitution, puis donner au Théâtre de la République une impulsion nettement républicaine, tandis qu’il recevait en son charmant hôtel de la rue Chantereine, la foule jeune et passionnée des Girondins, alors les maîtres de l’heure. Ceux-ci, depuis, ont vu leur étoile décroître et ont sombré au 31 mai, remplacés au pouvoir par les factions de plus en plus violentes qui, tour à tour, s’entre-déchirent et, dans ces heures troublées, Talma  garde sa même ligne de conduite, à l’écart des peureux et des enragés, à l’exception de David qu’il continue de fréquenter.

Ce fut dans les premiers jours de germinal an III que les thermidoriens lancèrent contre Talma l’odieuse accusation d’avoir contribué à l’arrestation des Comédiens Français.

Le 21 Mars 1795, menaçant de l’expulser du théâtre de la République, ils envahirent la salle et firent éclater des menaces indignées, quand le grand acteur se présenta dans « Epicharis », pour jouer le personnage de Néron.

Sans se troubler, il laisse se déchaîner la tempête et, dès que le calme fut un peu revenu, il se contenta de prononcer ces quelques paroles :

« Citoyens, j’avoue que j’ai aimé et que j’aime encore la liberté. Mais j’ai toujours détesté le crime et les assassins. Le règne de la terreur m’a coûté bien des larmes, la plupart de mes amis sont morts sur l’échafaud. Je vais m’efforcer de la lui faire oublier par mon zèle et mes efforts ».

Cette défense si digne rallia la majorité des  assistants.

Nous sommes fin 1792, début 1793.

Quelle était celle dont Julie Careau percevait la mystérieuse influence  sur Talma ? Une lettre anonyme la renseignera bientôt. Tout simplement une jeune camarade de théâtre, la petite Charlotte Vanhove, fille du vieux tragédien, le père « Agamemnon », soit le père Vanhove.

La liaison de Talma avec Charlotte Vanhove demeura secrète deux ou trois ans. Dans l’intervalle, le mari, le musicien Petit, s’était retiré. Talma, parfaitement à l’aise, paraissant en scène flanqué à droite de Louise Desgarcins, à gauche de Charlotte Vanhove, sous l’œil de Julie que sa jalousie n’empêchait point d’applaudir les trois interprètes d’ « Abufar « . Mais enfin, l’heure vint pour la pauvre Julie de céder sa place. Le divorce n’existe pas encore; six ans après seulement.

Napoléon, en se libérant lui-même, donnera à son ami Talma la possibilité de divorcer avec Julie Careau pour épouser Charlotte.

Le 9 thermidor devait heureusement mettre fin à tous ces cauchemars. Le Comité de Salut Public, dès le 10 mars 1794, avait couronné son œuvre en décidant de la création d’un théâtre du peuple sur l’emplacement même de l’ancienne Comédie-Française au faubourg Saint-Germain. On l’appelera : Théâtre de l’Égalité.

Un goût commun, celui de l’histoire élevé par l’héroïsme jusqu’à la légende, avait uni Bonaparte et Talma. Le petit hôtel de la rue Chantereine allait être  le témoin des actes qui scellent l’amitié, par la confiance de l’un et le dévouement de l’autre.

La politique les rapprochait encore. Car, le civisme de Talma n’avait jamais dépassé celui des Girondins, amis de l’ordre et Bonaparte sentait de plus en plus la nécessité d’une direction unique et vigoureuse pour  ce pays que déchiraient les dissensions, les coups d’état et les faillites du Directoire. Peut-être même projetait-il  déjà son  fameux coup d’État

Il lui fallait une demeure tranquille, assez vaste, pour qu’il pût y recevoir qui il voudrait. S’autorisant de l’intimité dans laquelle il était avec Talma, faisant valoir sans doute la nécessité d’abriter son idylle avec Joséphine Tascher de la Pagerie épouse du vicomte de Beauharnais, mort sur l’échafaud en 1794 et qu’il épousa en 1796, le général demanda le petit hôtel de la rue Chanteraine..

Et comme l’union du tragédien avec Julie Careau n’avait été qu’éphémère et comme il vivait à présent séparé d’elle, Bonaparte acquit sans difficulté en 1796 cette maison qu’il convoitait et appartenant à Julie Careau.

Dans cette maison n’allait pas tarder à se tramer le coup d’Etat du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) en accord avec un groupe que dirigeait  Sieyès, un des fondateurs du club des Jacobins, membre de la Constituante  de la Convention  et du Directoire.

Dans la vie privée, Talma s’abandonne à la passion que Madame Petit, née Vanhove lui a inspiré et qui lui a valu le terrible honneur de  figurer sur les tablettes de Robespierre. Quelques mois d’absence ne l’ont pas fait changer de résolution. Mais la jeune femme hésite encore à lui accorder sa main.

Cependant un accident au milieu d’une pièce de Collot d’Herbois triomphe des oppositions de l’actrice. L’un de ses camarades qui la portait dans ses bras, fit un faux pas, et alla tomber rudement dans le couloir, enfonçant une longue épingle dans la poitrine de Catherine Petit. Les médecins s’empressèrent. La plaie ne saigne pas assez. Il faut sucer cette plaie. Talma fut le sauveur. Dès lors, Talma et Catherine ne vont pas l’un sans l’autre.

En 1797, ils interprètent ensemble l’ »Agamemnon » de Louis- Népomucène Lemercier.

Homme de théâtre, tous deux le furent.  Mais chacun dans sa sphère. Acteur, auteur tenté par la littérature dans sa jeunesse, metteur en scène, Bonaparte avait très tôt décidé d’assumer tous les rôles. C’est ainsi qu’il était apparu à Talma lors d’une de leurs premières rencontres.

A la fin du mois de septembre 1798, Joséphine acheta le domaine de la Malmaison. Bonaparte ne devait venir à la Malmaison que pour s’y délasser. Là, venaient régulièrement Murat, Duroc ainsi que Monsieur de Volney, Lemercier, Raynouard  auteur dramatique .et Talma

On aime la comédie à Malmaison. On l’aime tant qu’on voudrait la jouer. Mais il faut un théâtre et l’ancienne résidence de Messieurs de Barentin n’en comporte point. Ordre est donné  d’en construire un dans les 30 jours. L’inauguration eu lieu le 12 mai 1802.

Aussitôt on y joue des comédies. Bonaparte prend un grand plaisir à ces représentations, dit-il à Bourrienne.

 Talma se rend chaque jour à Malmaison. On l’y garde souvent à dîner. Les liens amicaux autrefois noués chez Madame Tallien se resserrent entre lui et Bonaparte. Des conversations se prolongent souvent très tard dans la nuit.

Talma et Michot venaient faire répéter, tantôt en commun, tantôt séparément les acteurs amateurs familiaux : Hortense,  Caroline (Madame Murat), Eugène, Lauriston. Talma déjeunant sans apparat avec le Premier Consul devenant ainsi  un peu de la famille

Bonaparte, dit Bourrienne, aimait  voir des comédies jouées par des personnes de son intimité.

Les bons rapports entre le Premier Consul et la Comédie-Française ne font que s’accentuer encore en 1803.

Le 24 janvier Bonaparte assiste à la première représentation du « Séducteur amoureux », comédie de Lonchamps. Et comme il a quitté la Malmaison pour le Palais de Saint-Cloud, il ne veut pas se priver de ses acteurs favoris. Il ordonne d’élever une salle de spectacle derrière l’Orangerie. Celle-ci sera démolie par ordre de Napoléon III.

Tissot fait à juste titre bon marché de la rumeur qui prétendait que Talma avait donné des leçons à Napoléon Bonaparte, rumeur contre laquelle le tragédien s’est d’ailleurs lui-même toujours vigoureusement élevé.

Ce même Tissot  analyse avec finesse l’espèce de mimétisme qu’engendre la relation des deux hommes.

D’un côté, Napoléon, par l’habitude de voir et d’entrer de Talma, a adopté plusieurs de ses manières, de ses gestes et même des inflexions de sa voix. De son côté, Talma, dans des rôles analogues à celui que tenait l’homme qu’il considérait comme son maître, avoue que la pensée de Napoléon lui était toujours présente.

Les évènements se succédaient pour les comédiens en ce mois de juin 1803. Les voilà maintenant à Bruxelles pour le voyage du Premier Consul. C’est l’effervescence  en Belgique. Partout le canon tonne. A chaque pas, des arcs de triomphe. Toutes les cloches sont en branle. Toutes les rues sont pavoisées. Bonaparte a fait venir le légat du Pape. Il est entouré de ses ministres, des ambassadeurs, de tous les généraux. Et le soir, Napoléon va écouter Monvel et Talma et le petit noyau des artistes français qu’il a fait venir à Bruxelles tout exprès.

L’ innovation apportée dans l’art de dire ne fut pas sans lui susciter des ennemis. Un jeune homme admirablement doué, ancien élève en médecine à Bordeaux, élève de Dugazon, avait débuté à la Comédie-Française le 8 mai 1800 avec un grand succès dans le rôle d »Achille » dans « Iphigénie en Aulide. » Grand, d’une assez belle prestance, Lafon avait l’œil expressif et la démarche tragique. Son organe seul était défavorable.

Il avait une qualité qui manquait à Talma : le panache. Talma était sombre, furieux, terrible. Lafon était brillant et dans certains rôles, comme dans celui d’Achille, où il faut tant de panache, Lafon n’en manquait pas. Il y était véritablement supérieur.

Talma avait donc trouvé, sinon son maître, du moins, un rival dangereux.

Lafon, dont la modestie n’était pas la première vertu, se crut un instant le roi du jour. Il annonça à qui voulait l’entendre qu’il allait supplanter Talma.

Talma, poussé à bout, accepta le défi.

 Il réclama à ses camarades le droit de jouer alternativement avec Lafon les rôles où celui-ci se croyait supérieur, tels que ceux d’Achille et d’Orosmane.

Talma fut sifflé dans ces rôles à presque toutes les représentations. A l’une d’elle il eùt même le chagrin d’entendre le public demander que le rôle de Tancrède, qu’il venait de jouer, fût rempli par Lafon le lendemain.

Infortuné Talma ! Qu’étaient devenues les soirées triomphales des années troublées qu’il avait connues. Aujourd’hui le public s’impatientait, sifflait, interrompait le spectacle. Les nouvelles pièces chutaient et les reprises des pièces à succès d’hier échouaient. A chaque fois, le sinistre Geoffroy, critique théâtral, avait une explication toute prête, accablante pour l’acteur et pour l’auteur moderne naguère applaudi lui aussi.

La création de Manlius le 19 janvier 1806 assura le triomphe définitif de Talma et lui donna désormais une supériorité  incontestée au sein de la maison de Molière, même si ce succès ne signifie pas pour le tragédien la fin des  querelles, des cabales, des manœuvres sournoises à son encontre. Cette victoire fut son Austerlitz à lui, le départ de sa course astrale vers son zénith sous l’Empire.

Talma s’était mis au travail au cours de l’été 1805. Pourquoi la tragédie de La Fosse se trouvait-elle sur sa table de travail ? En quête d’un grand rôle, que pouvait-il attendre d’une pièce oubliée, qui n’avait pas été jouée depuis 13 ans ?

Le critique Geoffroy du « journal des débats », le 13 septembre 1803, avait salué chaleureusement l’initiative de l’honnête homme, Petitot, qui avait entamé la publication d’un « répertoire du Théâtre-Français ». Il relevait dans les trois volumes qui venaient de paraître, les titres de quatre tragédies rarement jouées mais  pas totalement négligées par les acteurs du Théâtre-Français.

Le 8 décembre de l’année 1803, Geoffroy revenait à la charge  dans un feuilleton qu’il intitulait « Manlius« , pièce qui avait obtenu un réel succès avec Lekain.

Ce Manlius de La Fosse est une des meilleures tragédies de second ordre. Elle offre trois beaux rôles : Manlius pour Talma, Rutile pour Saint-Prix, Servilius pour Lafon.

Talma surveillait avec attention les feuilletons de Geoffroy avec une vigilante attention. Au lieu d’aller jouer à Londres comme il l’envisageait, il céda à l’insistance de Vedel et choisi de jouer Manlius.

Manlius fut l’un des rôles favoris de Talma; l’un de ceux qu’il joua le plus, cent deux fois.

Dans l’ »Annuaire nécrologique » de Méhul, figure une longue et vibrante évocation de l’acteur   à l’article de « Talma », où figure une longue et vibrante évocation de l’acteur dans ce rôle.

« Jamais peut-être on ne vit sur le théâtre un acteur si achevé que Talma sous la toge de Manlius

Le succès de Talma s’accroît de jour en jour. L’énergie, la profondeur et la vérité de son jeu sont vraiment admirables. Le rôle de Manlius est parfaitement assorti à la nature de son talent. Il a joué un rôle sage, mûr et profond. Ce rôle est peut-être celui qui fait le plus d’honneur à son talent. Les connaisseurs conviennent qu’il eu ce jour-là une inspiration presque divine. Il venait de créer le rôle.

L’hommage de Geoffroy, le critique  théâtral, depuis longtemps peu tendre avec Talma ne venait ternir aucun persiflage Aucune insinuation perfide devait panser bien des plaies. Le critique reconnaissait publiquement que Talma avait atteint le sommet de son talent et même faisait preuve d’un véritable « état de grâce », ce qu’il ne fut pas le seul à constater.

Naturellement la nouvelle du triomphe de Talma était parvenue jusqu’à l’Empereur. Le 27 janvier 1806, le vainqueur d’Austerlitz regagne Paris et son palais des Tuileries et dès le 29 il alla applaudir Talma dans ce Manlius, curieux de  juger par lui-même la pièce dont parlait avec enthousiasme tout Paris, et désireux aussi de savourer sa propre popularité.

Napoléon connaissait les gros besoins d’argent de Talma et, en cet été 1806, il songea à lui pour diriger la troupe de comédiens qu’il voulait installer en Italie. Mais Talma déclina cette offre alléchante.

En septembre 1808, les Empereurs de France et de Russie durent se réunir à Erfurt, ville du Royaume de Saxe. A la préparation du voyage, Napoléon Bonaparte prend un soin méticuleux à l’organiser. Il voulait étonner l’Allemagne par sa magnificence et éblouir le tsar Alexandre dont il envisageait secrètement d ‘épouser une sœur.

Talma avait exprimé à Napoléon le plus vif désir de faire ce voyage à sa suite et d’y jouer devant lui. Napoléon y consentit  avec empressement en disant à Talma :

« Vous aurez là un beau parterre de Rois ».

A la fin de l’été 1809, une maladie longue et cruelle  vient éloigner le grand tragédien de la scène près de cinq mois et jeter le plus grand désarroi dans le répertoire du Théâtre-Français. Il s’en fallut de peu que cette maladie n’eût une issue fatale. Talma était atteint depuis 1804 d’une effrayante maladie de nerfs. Ce qui expliquait en partie son imagination mélancolique et son irritabilité extrême en certains cas. Les docteurs Corvisart et Alibert en observaient la nature et les progrès comme une sorte de phénomène extraordinaire.

Napoléon abdique une première fois en avril 1814 et est exilé à l’Île d’Elbe.

Louis XVIII fait son entrée à Paris le premier mai 1814. Il n’était pas l’ennemi des arts et des artistes. Les spectacles continuèrent avec en vedette Talma.

Échappant à la surveillance Anglaise, Napoléon débarque à Golfe-Juan le premier mars 1815, inaugurant les « Cents Jours » (2O mars - 22 juin 1815). L’Empereur qui savait tout ce qui se disait dans les journaux, reçut Talma comme autrefois et lui parla en riant de ses leçons de dignité et de pose théâtrale qu’il était supposé avoir reçues de lui.

« Si l’on me donne Talma pour maître , dit-il, c’est une preuve que j’ai bien joué mon rôle »

Puis changeant de conversation : « Eh bien, Louis XVIII vous a bien reçu; il vous a bien jugé. Vous devez avoir été flatté de son suffrage. C’est un homme d’esprit qui doit s’y connaître ; il a vu Lekain ».

Après Waterloo et le départ de Napoléon pour Sainte-Hélène, définitif cette fois, Talma, s’il voulait faire payer par les Bourbons ce que lui avait promis Bonaparte, devait se vendre au régime, sans état d’âme.

Napoléon avait joué la dernière scène avec Talma, celle de l’adieu, aux Tuileries pendant les Cents Jours .

Le 19 décembre 1822, Talma part pour Bruxelles pour une tournée au théâtre de la Monnaie et inaugure avec « Britannicus « la série de neuf représentations prévues. Son séjour, grâce aux nouvelles tragédies, devait connaître un éclat particulier. Malheureusement, la maladie gâcha un peu le voyage. Mais Talma reprend le cours de ses représentations le 5 janvier 1823.

Louis XVIII meurt le 16 septembre 1824. Talma vit d’un bon œil l’avènement de Charles X. Séduit par la mansuétude du nouveau Roi et par l’intérêt que Charles X lui manifestait. Celui-ci assista avec toute la famille royale à la représentation d’ »Hamlet », donnée le 23 novembre 1824.

Applaudi partout, mais épuisé, Talma reprit le chemin de Paris. Il avait le cœur brisé, le corps usé.

Pour sa rentrée, il joua le 8 mai 1826 à la  Comédie-Française « Charles VI » puis le 13 « Néron » dans « Britannicus ». En mai il joua encore « Léonidas », « Hamlet », « Sylla », « l’École des  vieillards », « Charles VI ».

Le 3 juin 1826, il joua  « Charles VI », représentation pathétique, qui fut sa dernière.

Talma allait vivre plusieurs mois encore, mais son état empirait. Il était atteint d’une inflammation intestinale.

Il vivait soit à Paris soit à Brunoy, dans sa propriété. Son état empirait puis s’améliorait. L’espoir de remonter sur la scène ne l’avait pas quitté et il continuait à se préoccuper activement de ses futurs rôles.

19 octobre 1826. Six heures du matin. La chambre au mobilier d’érable ouvré par Jacob, aux murs tendus de brocart vert, sur  lesquelles se détachent les portraits de Shakespeare et de Napoléon, les seuls dieux que Talma accepte. C’est la chambre où agonise le tragédien, sans trop souffrir, en pleine lucidité.

Toute la famille est autour de lui. Deux amis, Arnault et Jouy lui dirent un dernier adieu. Il les reconnut, et d’une voix encore assez forte, il prononça ces mots « Voltaire…Il lève les yeux vers le ciel, puis continue : » Voltaire, toujours comme Voltaire ».Onze heures et demi sonnèrent. Un dernier soupir s’échappa, sans la plus petite convulsion ni contraction des muscles de la face.

Talma n’est plus.,

Détendu par la mort, le visage de Talma reprit sa noblesse et sa majesté.

Une superbe statue de Talma, due au ciseau de David d’Angers décore l’entrée circulaire de la maison de Molière. Un buste du tragédien orne également l’avant scène du théâtre de  Valenciennes.

Ses funérailles eurent lieu le 21 octobre 1826, au milieu d’un important convoi et  entouré d’une immense foule. Conformément à ses volontés, le cortège se rendit de la maison mortuaire au cimetière du Père La chaise, sans aucun appareil religieux  Les descendants de Talma ont fait don en mai 1937, au Comité du Musée de la Comédie-Française du cœur de leur aïeul enfermé dans un coffret de style Empire, en acajou verni et portant l’inscription : Cette boite renferme le cœur de Talma.

La rue Talma commence 11 rue Bois le Vent et finit 40 rue Singer. Ancienne voie de la commune de Passy. Cette rue a été ouverte en 1839, sur des terrains provenant de l’ancien château de Boulainvilliers. Alors appelée  Neuve Bois le Vent, elle a reçu, en 1864, le nom du tragédien Talma.

 

François DUTEMPLE

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